En 2008, Martin Becka a photographié la ville de Dubaï avec une technique héritée des années 1850. Ses tirages d’une beauté suffocante sont exposés à Vevey jusqu’en septembre. Rencontre.
par Christophe Dutoit
En 1849, il faut se souvenir que Maxime Du Camp photographiait l’Egypte en compagnie de Gustave Flaubert: Le Caire, ses mosquées, ses palmeraies, ses pyramides, son sphinx… Seize décennies plus tard, il faut imaginer Martin Becka équipé d’un matériel similaire, affairé au centre de Dubaï à capturer ses buildings futuristes, ses autoroutes à douze voies, ses hôtels de luxe, ses palmeraies…
Entre les deux hommes, une même envie Les d’Orient, un même penchant pour le voyage, une même ambition pour décrire la monumentalité des villes. Et, surtout, une technique très semblable, héritée de Gustave Le Gray, à la fois ami de Du Camp et maître à penser de Becka: la photographie négative sur papier ciré sec, dont les épreuves de la série Transmutations sont exposées jusqu’au 21 septembre au Musée suisse de l’appareil photographique, à Vevey.
J’étais accompagné par un chauffeur indien qui a joué son permis de travail chaque jour en satisfaisant le moindre de mes caprices.
Retour en 2008. Après une discussion avec son galeriste, Martin Becka se voit offrir l’opportunité de séjourner cinq semaines à Dubaï pour photographier la ville. Ancien reporter reconverti aux techniques préindustrielles de la photographie, le natif de Brno (Tchécoslovaquie) saute sur l’occasion. Sans filet, mais muni de ces sacro-saintes autorisations si difficiles à obtenir, il embarque ses 50 kg de matériel et s’envole pour les Emirats arabes unis.
Papier sensibilisé au nitrate d’argent
Sur place, ses journées débutent invariablement à 4 h 30, par la préparation manuelle de ses négatifs, selon la recette d’époque. Il commence par enduire d’iode ses papiers rendus translucides par l’action de la cire. Puis il les sensibilise dans un bain de nitrate argent et s’accorde une sieste d’une heure, le temps que les futurs négatifs sèchent tranquillement. «Sur place, j’étais accompagné par un chauffeur indien qui a joué son permis de travail chaque jour en satisfaisant le moindre de mes caprices, sourit le photographe de 59 ans, rencontré à l’occasion du vernissage de son exposition veveysanne. Je lui demandais de me laisser au milieu d’un pont d’autoroute. Pour être certain d’avoir le meilleur point de vue sur la ville.»
Bien qu’il porte aujourd’hui son Fujifilm numérique en bandoulière, Martin Becka trimballait un tout autre attirail dans cette Metropolis arabe: une «bonne vieille» chambre photographique en bois, capable d’exposer des négatifs au format 40 x 50 cm. Un appareil lourd à manipuler, lent à installer et qui impose ses contraintes. «Avec l’expérience, j’estimais à l’œil mes temps de pose, entre dix minutes et une demi-heure, explique l’artiste désormais établi à Paris. En plus, je devais anticiper la manière dont les couleurs noircissaient le négatif, car sa réponse chromatique n’est pas habituelle.
Eloge de la lenteur
La plupart du temps, Martin Becka doit se contenter de prendre quatre images par jour, avant de se lancer, soir après soir, dans le développement de ses papiers. «Je revendique cette lenteur comme un temps indispensable pour me distancier de l’émotion vécue sur le moment. Elle me permet de digérer chaque image, de réfléchir à la série, d’aller à l’essentiel.»
De retour à Paris, il lui reste à tirer ses épreuves positives par contact (sans agrandissement), comme jadis, et de les plonger dans un bain d’or jusqu’à l’obtention de ces magnifiques tonalités pourpres, si caractéristiques de ses images. «Au laboratoire, j’essaie d’harmoniser les défauts du procédé, explique cet enseignant aux restaurateurs d’art à l’Institut national du patrimoine, à Paris. Par exemple, j’aime bien conserver la matière du papier dans les ciels, son relief, sa profondeur, alors que, à l’époque, on avait tendance à les masquer pour qu’ils restent blancs.»
Mes photographies posent des questions, ouvrent à la réflexion. Ce n’est pas à moi de donner des réponses…
Alchimiste virtuose, Martin Becka n’en considère pas moins que «seule l’image compte et que toute cette technique est la cerise sur le gâteau. La photographie est à la fois un art et une technique, les deux sont indissociables comme le montre le Musée de l’appareil photo. Mais c’est important de l’oublier. Après, on peut s’amuser.»<img class= »alignleft wp-image-8070″ src= »http://www.bloglagruyere.ch/wp-content/uploads/2015/04/beckad-238×300 this article.jpg” alt=”” width=”317″ height=”400″ />
Grâce à son outil vieux de cent soixante ans, l’artiste crée des espaces-temps improbables, des chocs anachroniques, des décalages irréels. Il pose son œil du passé sur un hyperprésent futuriste qui, lui-même, a déjà pris un coup de vieux depuis le temps de la prise de vue, il y a sept ans. «Aujourd’hui, plus de la moitié de l’humanité vit dans les villes. Mes photographies posent des questions, ouvrent à la réflexion. Ce n’est pas à moi de donner des réponses…»
Sans aucune nostalgie, ses images évoquent des réminiscences du Grand Tour, lorsque, durant le XIXe siècle, la bonne société s’aventurait autour de la Méditerranée. Sauf que Martin Becka s’interdit tout exotisme et documente majestueusement les mutations de cette ville en perpétuel délire expansif. «Je ne vois aucune forme de pictorialisme dans mes images et je ne travaille pas en réaction à la photographie numérique. Cet outil nous ouvre de nouvelles perspectives que peu de gens ont déjà explorées. Il faut se battre contre le conservatisme photographique.»
Tel est en tout cas l’enseignement à tirer de ces images, d’une beauté absolue.
Vevey, Musée suisse de l’appareil photographique, ma-di, 11 h-17 h 30, jusqu’au 21 septembre.
Infos: www.cameramuseum.ch